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NON SANS RESISTANCE, UNE QUÊTE
Hawkmoon avait des douleurs dans tous les membres. Il faisait peine à voir, chancelant dans la cour où Katinka van Bak l’attendait déjà, montée sur un fringant étalon dont l’haleine brûlante embuait l’air du petit matin. Moins nerveuse était la monture préparée par le Duc de Köln, animal choisi pour son humeur égale, mais la perspective de grimper en selle ne l’en réjouissait pas pour autant. Son estomac se nouait, la tête lui tournait, un tremblement secouait ses jambes, et ce bien qu’il eût derrière lui plus d’une semaine d’exercice et d’un régime reconstituant. Son apparence s’était quelque peu améliorée – il était propre, déjà –, mais n’avait toujours rien du Héros du Bâton Runique qui, pas plus de sept ans auparavant, avait chevauché contre Londra. Il frissonnait, l’hiver commençant de toucher la Kamarg, et serrait autour de lui les pans de son lourd manteau dont le cuir, doublé de laine, lui tenait presque trop chaud une fois fermé. Pour l’heure, luttant contre ce poids qui menaçait de le plaquer à terre, il se traînait… sans armes, sa lame et sa lance-feu occupant déjà leurs places respectives dans les fontes. Il portait, outre sa houppelande, un épais justaucorps matelassé rouge sombre, des cuissards de daim piqués de motifs complexes par Yisselda de son vivant, et des bottes jusqu’aux genoux de bon cuir luisant. Le coiffait un heaume sans ornements mais nulle autre pièce d’armure. Il n’était pas assez solide pour aller de fer vêtu.
Hawkmoon n’avait toujours pas recouvré la santé, ni physique ni mentale. Ce qui l’avait amené à se rendre, à ce niveau du moins, figure humaine n’était pas le dégoût pour l’état qu’il avait atteint mais la croyance insensée que, peut-être, il allait retrouver Yisselda dans les Montagnes Bulgares.
Non sans difficulté, il enfourcha son cheval, puis prit congé de ses gens, totalement oublieux de la responsabilité laissée à lui par le Comte Airain de gouverner sa province, et franchit les portes derrière Katinka van Bak, la suivit sur la sinueuse descente par les rues d’Aigues-Mortes. Il les trouva désertes, nul ne s’y étant rangé sur son passage, nul hormis ceux du château ne sachant qu’il partait, et dans une direction opposée à celle du Comte Airain.
À midi, les deux silhouettes avaient traversé les étendues de roseaux, laissé derrière elles marais et lagunes, pour passer, sur la blanche route qu’elles suivaient, devant l’une des tours marquant la frontière du pays dont le Comte Airain était le Seigneur Protecteur.
Déjà las d’avoir couvert cette distance relativement courte, Hawkmoon commençait à regretter sa décision. Ses bras lui faisaient mal tant il avait à s’accrocher au pommeau de la selle, et ses cuisses le mettaient à la torture ; quant à ses jambes, il ne les sentait plus. Katinka van Bak donnait en revanche l’impression d’être infatigable. Elle ne cessait de retenir sa monture pour lui permettre de la rejoindre, mais faisait la sourde oreille chaque fois qu’il suggérait de s’arrêter pour de bon et de se reposer un moment. Hawkmoon se demandait s’il tiendrait jusqu’au bout du voyage, si la mort n’allait pas le prendre sur le chemin des Montagnes Bulgares. Il se demandait aussi comment il avait pu concevoir de la sympathie pour cette femme intraitable et farouche.
De son poste au sommet de la tour, un Gardian les aperçut et les héla. L’homme, dont le vent soulevait la cape écarlate, avait à ses côtés son flamant de monte, et Hawkmoon, l’espace d’un instant, n’y vit qu’une seule et même créature. Reconnaissant le duc, la sentinelle leva sa longue lance-feu, manière de salut à laquelle Hawkmoon se débrouilla pour répondre d’une main molle, la voix lui manquant pour mieux faire.
La tour dans leur dos s’était réduite à un point lorsqu’ils s’engagèrent sur la route du Lyonnais avec le projet de contourner les Montagnes Suisses. Encore imprégnées, disait-on, des poisons du Tragique Millénaire, ces dernières étaient de toute manière infranchissables. Par ailleurs, Katinka van Bak avait dans le Lyonnais des connaissances qui leur fourniraient les provisions nécessaires à la poursuite de leur voyage.
Ils campèrent en bordure de route cette nuit-là et, au matin, Hawkmoon ne douta plus de sa mort imminente. Les douleurs de la veille n’étaient rien en comparaison du supplice qui le broyait à présent. Katinka van Bak n’en continua pas moins de se montrer sans pitié, le hissant d’une main péremptoire sur sa monture avant de sauter à son tour en selle. Puis elle saisit la bride du patient animal qu’elle entraîna dans son sillage avec son cavalier brinquebalant.
Ainsi progressèrent-ils trois jours encore, sans pratiquement s’octroyer de repos, jusqu’à ce que Hawkmoon s’effondrât comme une masse, basculât de sa selle, évanoui. Ne le préoccupait plus alors de retrouver ou non Yisselda. Non plus que d’en vouloir à Katinka van Bak ou de lui chercher des excuses pour le cruel traitement qu’elle lui infligeait. Les élancements dans ses membres s’étaient mués en douleur sourde, omniprésente. Il avançait quand le cheval avançait, s’arrêtait avec l’animal, mangeait la nourriture que, de temps à autre, Katinka van Bak plaçait devant lui, dormait durant les quelques heures qu’elle lui concédait. Puis il s’évanouit.
À un moment donné, il reprit conscience, ouvrit les yeux sur le spectacle de ses propres pieds qui se balançaient de l’autre côté du ventre de sa monture, et comprit que Katinka van Bak, après l’avoir ramassé puis jeté en travers de la selle, poursuivait imperturbablement sa route.
Ce fut en cet équipage que Dorian Hawkmoon, Duc de Köln, Champion du Bâton Runique, Héros de Londra, fit quelque temps plus tard son entrée dans l’antique ville de Lyon, capitale du Lyonnais : jambes et bras ballants de part et d’autre de sa monture qu’une vieille femme en armure poussiéreuse menait par la bride.
Et quand il se réveilla, la fois suivante, c’était dans un lit moelleux autour duquel se penchaient de jeunes demoiselles qui lui souriaient et lui présentaient des plats. Il commença par leur refuser toute existence.
Elles n’en étaient pas moins réelles, et délicieuse la nourriture, et revivifiant le repos.
Deux jours s’écoulèrent, et un Hawkmoon réticent – dans une condition physique désormais bien meilleure – repartit avec Katinka van Bak en quête de l’armée qui tenait les Montagnes Bulgares.
— Vous finissez par vous remplumer, mon garçon, dit Katinka van Bak un matin que le soleil faisait virer au vert vif le doux moutonnement du pays de collines qu’ils traversaient. (Elle chevauchait à ses côtés, maintenant, ne jugeant plus nécessaire de guider sa monture.) La carcasse est bonne, ajouta-t-elle en lui adressant une claque sur l’épaule. Vous voyez, il n’y a rien chez vous qui ne puisse être remis d’aplomb.
— Une santé acquise au travers de telles épreuves, madame, lui dit le Duc de Köln dans un cri du cœur, est peut-être un résultat qui n’en vaut guère la peine.
— Vous finirez quand même par me remercier.
— Je vais être franc, Katinka van Bak : rien n’est moins sûr !
À cela, Katinka van Bak, régente d’Ukranie, répondit par un rire chaleureux, puis elle éperonna son étalon qui s’élança sur l’étroit sentier noyé dans l’herbe.
Hawkmoon était forcé de s’avouer que les pires de ses douleurs faisaient à présent figure de mauvais souvenirs et qu’il était nettement plus à même de supporter ces longues journées à dos de cheval. Il restait de temps à autre sujet à d’atroces contractions d’estomac, n’était en aucune manière aussi vigoureux que jadis, mais avait presque atteint le stade où il lui était possible de goûter sans mélange les spectacles, odeurs et sons qui se présentaient à lui. Le surprenait le peu de sommeil dont Katinka van Bak semblait avoir besoin. Une fois sur deux, ils continuaient de chevaucher les trois quarts de la nuit avant qu’elle ne fût prête à bivouaquer. Leur progression n’en était que plus rapide, mais au prix d’une lassitude permanente chez Hawkmoon.
Ils atteignirent la deuxième grande étape de leur voyage en pénétrant sur les terres d’un lointain parent d’Hawkmoon, le Duc Mikael de Bazhel, pour qui Katinka van Bak s’était jadis battue lors de la querelle opposant le duc à un autre cousin, mort à présent depuis longtemps, le Prétendant de Strasbourg. Durant l’occupation de sa province par le Ténébreux Empire, le Duc Mikael avait essuyé vexations sur insultes et ne s’en était jamais vraiment remis. Enfermé dans une misanthropie profonde, il laissait son épouse assurer à sa place l’essentiel de ses fonctions. C’était une Padova, fille d’Enric, le Traître d’Italia, qui avait poignardé ses amis dans le dos en concluant un pacte avec les Seigneurs Animaux pour se voir occis par ces derniers en récompense de ses peines. Peut-être était-ce par conscience de la bassesse de son père qu’elle gouvernait si bien le pays, avec un sens extrême de la justice. Hawkmoon ne manqua pas de remarquer partout d’évidents signes de prospérité : les gras troupeaux paissant de la bonne herbe ; les fermes tenues à la perfection, étincelantes de peinture fraîche et de dalles polies sous la dentelle de leurs pignons découpés dans le style chéri par les paysans de ces contrées.
Mais quand ils entrèrent dans Bazhel, la capitale, ils n’y furent reçus qu’avec le minimum de courtoisie, et l’hospitalité de Julia de Padova ne s’avéra pas plus débordante. Il semblait qu’elle n’aimât point qu’on lui rappelât le passé, les sombres jours où le Ténébreux Empire avait régné sur l’Europe entière. Partant, elle n’était guère charmée de voir Hawkmoon qui avait joué un rôle si important dans la lutte contre l’Empire, ne pouvait s’empêcher de s’y trouver ramenée, de se remémorer l’humiliation de son époux et la traîtrise de son père.
Il en résulta que les deux voyageurs ne s’attardèrent pas à Bazhel et poursuivirent sur Munchenia, où le vieux prince tenta de les étouffer sous les présents, les suppliant de prolonger leur séjour pour lui narrer leurs aventures. Ils restèrent muets sur le but de leur expédition, se bornant à l’avertir de ce qui se passait en Ukranie (nouvelle accueillie avec scepticisme), et, bien à contrecœur, lui firent leurs adieux, mieux armés qu’ils ne l’étaient en arrivant, et mieux vêtus, Hawkmoon gardant son gros manteau de cuir car l’hiver prenait manifestement possession de tout le pays.
Dorian Hawkmoon et Katinka van Bak n’avaient d’ailleurs pas atteint Linz, désormais république, que les premières neiges commençaient de blanchir les rues de la petite cité de bois reconstruite sur le site intégralement rasé par les armées granbretonnes.
— Nous allons devoir forcer l’allure, dit à Hawkmoon Katinka van Bak dans la salle aux murs doublés de tonneaux d’une bonne auberge à proximité de la grand-place. Sinon, nous risquons de trouver fermées toutes les passes des Montagnes Bulgares et d’avoir entrepris ce voyage en pure perte.
— Je me demande si, de toute manière, ce n’est pas le cas, répondit Hawkmoon qui buvait à petites gorgées son vin chaud avec une évidente délectation, la tasse fumante serrée entre ses mains gantées. Il avait incroyablement changé, s’était fait méconnaissable pour qui n’avait gardé souvenir que du pitoyable fantôme qu’il était devenu au Château Airain, mais ceux qui le connaissaient d’une époque antérieure auraient immédiatement revu en lui leur homme. L’énergie animait de nouveau ses traits et les muscles roulaient sous la soie de sa chemise. Il avait l’œil clair, pétillant de santé. La lumière jouait sur le lustre des longs cheveux blonds.
— Vous avez des doutes sur votre espoir de retrouver Yisselda ?
— D’une part. Et de l’autre, sur la puissance que vous prêtez à ces envahisseurs. Peut-être ont-ils seulement bénéficié d’un heureux hasard en écrasant vos forces.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Qu’aucun bruit ne circule. Que personne dans ces contrées ne semble même soupçonner que les Montagnes Bulgares soient occupées par une multitude en armes.
— J’ai vu cette armée de mes propres yeux, lui rappela Katinka van Bak. Et elle était immense. Croyez-moi sur ce point. Et sa puissance n’a rien de négligeable. Elle pourrait s’emparer du monde entier. En cela aussi, croyez-moi.
Hawkmoon haussa les épaules.
— Bon, je vous crois, Katinka van Bak. Mais je m’obstine à trouver bizarre cette absence de rumeur. Quand nous avons parlé de ce qui se passait à l’Est, il n’y a jamais eu personne pour confirmer nos dires. Pas étonnant qu’on nous prête une attention si faible.
— Votre esprit s’aiguise, le félicita Katinka van Bak, mais vous en perdez votre capacité de croire au fantastique. (Elle sourit.) N’est-ce pas souvent le cas ?
— Si fait, souvent.
— Songeriez-vous à rebrousser chemin ?
Hawkmoon étudia le vin chaud dans sa tasse.
— Je sais, nous sommes déjà bien loin de la Kamarg, mais je me sens coupable d’avoir abandonné les tâches qui étaient les miennes pour me lancer dans cette entreprise.
— Tâches dont vous ne vous acquittiez pas à merveille, lui rappela-t-elle en douceur. Votre état – physique et mental – s’y opposait.
Hawkmoon eut un sourire lugubre.
— Exact. Je dois dire que ce voyage m’a beaucoup apporté. Il n’en reste pas moins que mes responsabilités m’appellent d’abord en Kamarg.
— Au point que nous avons atteint, il y aurait plus de route à faire pour y retourner que pour gagner les Montagnes Bulgares.
— J’ai souvenir du peu d’empressement que vous montriez au début pour cette expédition. Or c’est vous que, de nous deux, je vois maintenant la plus anxieuse de la mener à son terme.
La vieille guerrière haussa les épaules.
— Mettons que j’aime finir ce que je commence, dit-elle. Est-ce contraire à l’usage ?
— Je dirais que c’est bien de vous, Katinka van Bak. (Hawkmoon soupira.) Bon. Allons dans ces Montagnes Bulgares, donc, et aussi vite que nous le permettront nos montures. Puis, renseignements pris, retournons avec plus de hâte encore en Kamarg dont nous trouverons un moyen de mettre à profit l’énergie pour vaincre ceux qui ont ravagé votre terre. Nous y tiendrons conseil avec le Comte Airain qui, alors, sera presque à coup sûr revenu de Londra.
— C’est un plan sensé, Hawkmoon. (Katinka van Bak semblait soulagée.) Pour l’heure, je vais me coucher.
— Je termine mon vin et je vous imite, dit Hawkmoon. (Il rit.) Apparemment, vous avez toujours le don de m’exténuer.
— Encore un mois, et nous aurons inversé les rôles, promit-elle. Bonne nuit, Hawkmoon.
Le lendemain matin, les sabots de leurs chevaux imprimèrent leur galop dans une mince couche de neige cependant que d’autres flocons s’émiettaient d’un ciel plombé. En début d’après-midi, la couverture de nuages se déchira, l’azur profond se substitua au plafond bas, et la neige se mit à fondre.
Rien de sérieux, donc, mais un présage de ce qui les attendait plus près des Montagnes Bulgares.
Ils traversèrent un pays montueux ayant jadis appartenu au Royaume de Wien mais qui, ravagé comme l’avait été celui-ci, s’était vidé de toute population. L’herbe y avait repoussé, repris possession du sol calciné, le lierre étendu ses droits sur maints vestiges. D’ici quelque temps, songea Hawkmoon, des voyageurs en viendraient peut-être à s’extasier sur le pittoresque de telles ruines, mais lui ne pourrait jamais oublier qu’elles étaient le fruit du féroce et insatiable appétit de puissance de la Granbretanne.
Ils passaient sous les restes d’un château perché en surplomb du sentier quand Hawkmoon crut y percevoir un son.
— Vous avez entendu ? murmura-t-il à Katinka van Bak qui le précédait. Ça semblait venir du château.
— Une voix, n’est-ce pas ? dit-elle en se retournant vers lui. Oui, j’ai entendu. Y avez-vous distingué des mots ?
— Non. Ne devrions-nous pas monter voir ?
— Le temps nous est compté.
Elle montra le ciel qui se couvrait.
Mais ils n’en avaient pas moins, l’un comme l’autre, immobilisé leur monture et gardaient les yeux levés vers la ruine.
— Bonjour ! (Un étrange accent sous-tendait cette voix au demeurant chaleureuse.) J’avais le sentiment que vous passeriez par là, Champion.
Et, d’entre les murs éventrés, s’avançait à présent un mince jeune homme coiffé d’un chapeau à large bord, un pan relevé sur le côté, une plume passée dans la bande. Il était vêtu d’un pourpoint de velours passablement poussiéreux sur un pantalon bleu de même étoffe, et souplement chaussé de bottes en daim. Il portait un sac sur l’épaule, à la hanche une lame effilée.
Avec un sursaut d’horreur, Dorian Hawkmoon le reconnut. Et se surprit à tirer sa propre lame alors que l’étranger n’offrait nulle apparence agressive.
— Quoi ? Vous me voyez comme un ennemi ? dit le jeune homme avec un grand sourire. Je vous assure qu’il n’en est rien.
— L’auriez-vous déjà rencontré, Hawkmoon ? demanda sèchement Katinka van Bak. Qui est-ce ?
— Je n’en sais rien, répondit Hawkmoon, la voix nouée. Il y a là une terrible odeur de sorcellerie. Le sceau du Ténébreux Empire, peut-être. Il ressemble… il m’évoque un vieil ami… pourtant, je ne vois nul trait qu’ils aient à l’évidence en commun…
— Un vieil ami, hein ? dit l’homme. Ma foi, c’est précisément ce que je suis, Champion. Comment vous appelle-t-on en ce monde ?
— Je ne comprends pas de quoi vous parlez.
Non sans répugnance, Hawkmoon rengaina son épée.
— Ce qui est fréquent lorsque je vous reconnais. Je suis Jhary-a-Conel et, de fait, je ne devrais pas être ici. Mais de telles ruptures se sont produites dans le multivers, ces derniers temps ! Je me suis trouvé arraché à quatre incarnations différentes en autant de minutes ! Alors, sous quel nom vous connaît-on ?
— Sous quel nom ? Je continue de ne pas comprendre, répéta obstinément Hawkmoon. Je suis Dorian Hawkmoon, duc von Köln.
— En ce cas, je vous réitère mes salutations, Duc Dorian. Je suis votre compagnon, n’ayant toutefois aucune idée du temps que je m’apprête à passer avec vous. Comme je vous l’ai dit, d’étranges ruptures sont intervenues…
— Votre babil véhicule un flot considérable d’absurdités, messire Jhary, coupa Katinka van Bak à court de patience. Vous êtes arrivé ici comment ?
— En ces lieux désolés, madame, sans que ma volonté y eût pris part, je fus transporté.
Le sac du jeune homme se mit tout d’un coup à bondir et à se tortiller, si bien qu’il le posa en douceur à terre, l’ouvrit et en tira un petit chat ailé noir et blanc.
Hawkmoon le reconnut également et fut parcouru d’un frisson. Il avait l’horrible pressentiment que l’apparition de Jhary-a Conel était pour lui de sinistre augure, même s’il ne trouvait rien de désagréable en soi dans le garçon. Exactement comme il ne pouvait justifier cette ressemblance qu’il lui voyait avec Oladahn ou définir en quoi d’autres choses lui paraissaient familières. Des échos. Comme ce qui l’avait convaincu que Yisselda vivait encore…
— Connaissez-vous Yisselda ? demanda-t-il à tout hasard. Yisselda d’Airain ?
Jhary-a-Conel plissa le front.
— Je ne crois pas. Mais je connais tant de gens que j’en oublie la plupart, comme il se peut qu’un jour je vous oublie. Tel est mon destin. Le vôtre aussi, bien sûr.
— Vous parlez de mon destin avec un peu trop d’aisance. Pourquoi en sauriez-vous sur lui plus long que je n’en sais ?
— Parce qu’il en est ainsi dans ce contexte. Un temps n’en reconnaît jamais un autre. Champion, me direz-vous ce qui pour l’heure vous appelle ?
En tant que Champion du Bâton Runique, Hawkmoon s’était déjà entendu donner ce titre dont l’emploi n’en restait pas moins rare. Mais la fin de la phrase constituait pour lui un épais mystère.
— Rien ne m’appelle. Je m’acquitte d’une mission en compagnie de madame ici présente. Une mission d’une urgence extrême.
— En ce cas, il n’est pas question de la retarder. Un instant, je vous prie.
Jhary-a-Conel regrimpa le tertre au pas de course et disparut dans les ruines du château, en ressortit presque aussitôt menant par la bride un vieux cheval jaune. C’était la plus vilaine haridelle qu’Hawkmoon eût jamais vue.
— Je doute que vous puissiez tenir notre allure ainsi monté, dit-il. Et ce, dans l’hypothèse où nous aurions accepté votre compagnie. Or, je ne crois pas que nous l’ayons fait.
— Non, mais vous allez le faire. (Le jeune homme glissa un pied dans l’étrier, bondit en selle. Le malheureux animal parut s’affaisser sous son poids.) Après tout, notre destin n’est-il pas de chevaucher ensemble ?
— Les choses vous font peut-être l’effet d’être réglées d’avance, mon ami, mais je suis loin de partager votre foi, dit Hawkmoon, l’air sévère… puis franchement mauvais en constatant qu’en fait il la partageait. Que Jhary les accompagnât lui semblait tout naturel. Pareille certitude, tant chez lui que chez le jeune homme, l’irrita au plus haut point.
Il interrogea du regard Katinka van Bak, lui demandant ce qu’elle en pensait. Elle commença par hausser les épaules.
— Je ne vois pas d’objection à ce qu’une autre lame soit du voyage, dit-elle. (Puis, jetant un œil dédaigneux sur la monture de Jhary, elle ajouta pour le propriétaire :) Non qu’à mon sens il vous soit possible d’en être bien longtemps.
— On verra, lui répondit joyeusement le jeune homme. Où alliez-vous ?
Hawkmoon se fit méfiant. Venait de lui traverser l’esprit que cet homme pouvait être l’espion de ceux qui occupaient à présent les Montagnes Bulgares.
— Pourquoi cette question ?
Jhary haussa les épaules.
— Comme ça. Parce qu’il y aurait des troubles dans les montagnes à l’est d’ici. Une bande de pillards, ai-je ouï dire, qui s’abattrait sur les contrées environnantes, ravageant tout sur son passage avant de se replier dans son nid d’aigle.
— On m’a narré une histoire similaire, reconnut prudemment Hawkmoon. D’où la tenez-vous ?
— D’un voyageur que j’ai rencontré sur la route.
Hawkmoon venait enfin de s’entendre confirmer le récit de Katinka van Bak, et constater qu’elle ne lui avait pas menti était un soulagement.
— Il se trouve que c’est à peu près notre direction, dit-il. Peut-être irons-nous voir par nous-mêmes ce qu’il en est.
— Assurément, dit Katinka van Bak avec un sourire torve.
Et voilà qu’ils étaient trois, désormais, chevauchant vers les Montagnes Bulgares. Trio bien étrange en vérité. Quelques journées passèrent à bride abattue, et la rosse de Jhary ne donna pas l’impression de peiner pour suivre l’allure des deux autres chevaux.
Un jour, Hawkmoon se tourna vers leur nouveau compagnon et lui demanda :
— Avez-vous jamais eu l’occasion de rencontrer un nommé Oladahn ? Assez petit et le corps entier disparaissant sous une toison rousse. Il se disait de la race des Géants des Montagnes Bulgares, lesquels, à ma connaissance, personne n’a jamais vus. Et c’était un remarquable archer.
— J’ai connu nombre d’archers remarquables, entre autres Rackhir l’Archer Rouge que nul peut-être ne surpasse dans tout le multivers, mais jamais d’Oladahn. Était-ce un ami cher ?
— Nous fûmes longtemps inséparables.
— Peut-être ai-je porté ce nom, dit Jhary-a-Conel, le front barré d’un pli. J’en ai porté beaucoup, bien sûr, et il m’est vaguement familier. Comme doit vous l’être celui de Corum ou d’Urlik.
— Urlik ? (Hawkmoon se sentit le sang drainé du visage.) Que savez-vous sur ce nom ?
— C’est le vôtre. Du moins l’un d’eux. Comme Corum. À cela près que Corum n’était pas une manifestation humaine et aurait en conséquence plus de difficulté à prendre corps dans votre mémoire.
— Vous parlez d’incarnations avec une telle désinvolture ! Êtes-vous sérieux en prétendant vous rappeler vos vies antérieures comme moi mes aventures passées ?
— Pas toutes. Seulement certaines. Et je ne m’en plains pas. Dans une autre incarnation, je peux très bien ne rien garder de celle-ci, par exemple. Il me faut portant noter que, cette fois, je n’ai pas changé de nom. (Il éclata de rire.) Mes souvenirs vont et viennent. Comme font les vôtres. C’est ce qui nous sauve.
— Vous parlez par énigmes, ami Jhary.
— Vous me l’avez souvent dit. (Il haussa les épaules.) J’avoue néanmoins que cette aventure-ci semble avoir un caractère légèrement différent. Je m’y retrouve dans la situation particulière d’être bon gré mal gré déplacé dans les dimensions parallèles du présent. Il s’agit là de ruptures sur une vaste échelle… sans nul doute déclenchées par les maladroites expériences de quelque sorcier. Et puis, bien sûr, il y a toujours cet intérêt que manifestent les Seigneurs du Chaos dès que des opportunités de ce genre leur sont offertes. J’imagine qu’ils jouent un certain rôle dans tout ça.
— Les Seigneurs du Chaos ? Qui sont-ils ?
— Ah, c’est quelque chose qu’il vous faut découvrir si vous ne le savez pas. D’aucuns prétendent qu’ils se tiennent à l’extrémité du temps et que leurs efforts pour manipuler l’univers, le conformer à leurs désirs résultent de ce que leur propre monde est à l’agonie. Mais c’est une théorie passablement étriquée. D’autres suggèrent qu’ils pourraient n’avoir aucune forme d’existence mais que, par périodes, l’imagination des hommes les conjure.
— Vous-même, êtes-vous sorcier, maître Jhary ? demanda Katinka van Bak qui s’était rabattue pour les rejoindre.
— Je ne pense pas.
— Pour le moins philosophe, insista-t-elle.
— Ma philosophie n’a d’autre moule que l’expérience.
Et Jhary, apparemment las de la conversation, refusa de se laisser entraîner plus loin sur le sujet.
— Ma seule expérience du type auquel vous faites allusion, dit Hawkmoon, a trait au Bâton Runique. Se peut-il que celui-ci soit lié à ce qui se passe dans les Montagnes Bulgares ?
— Le Bâton Runique ? Peut-être.
Il avait neigé en abondance sur la grande ville de Pesht. Bâtie de pierre blanche finement travaillée, elle avait survécu aux sièges du Ténébreux Empire et gardait pour beaucoup son aspect d’avant que la Granbretanne ne se fût lancée dans ses guerres de conquête. La neige scintillait sur chaque surface et son éclat, tandis qu’ils approchaient de nuit la vaste cité sous le disque plein de la lune, donnait l’impression que Pesht brûlait d’un feu immaculé.
Ils n’en atteignirent les portes que bien après minuit et eurent quelques difficultés à réveiller la sentinelle qui leur ouvrit sans épargner grognements et questions sur le but de leur visite. Puis ils remontèrent de larges avenues désertes, cherchant le palais du Prince Karl de Pesht. Celui-ci avait jadis courtisé Katinka van Bak, lui demandant d’être sa femme. Mais elle s’était toujours refusée à l’épouser, avait-elle expliqué à Hawkmoon, bien que leur liaison eût duré trois ans. Maintenant marié à une princesse zagrédine, il était heureux et conservait à son ancienne maîtresse une amitié indéfectible. Elle s’était arrêtée chez lui lors de sa fuite d’Ukranie. Il allait être surpris de la revoir.
De fait, il fut surpris… en plein sommeil. Le Prince Karl de Pesht en avait encore les yeux poissés quand il apparut en robe de chambre de brocart dans sa grande salle au décor somptueux. Mais grande fut sa joie d’y trouver son amie.
— Katinka ! Je croyais que tu avais l’intention de passer l’hiver en Kamarg !
— Tel était mon projet initial. (Elle s’avança vers le grand vieillard, le prit par les épaules et l’embrassa sur les deux joues à la mode militaire, donnant plutôt l’impression d’une remise de médaille à un soldat méritant que de retrouvailles avec un ancien amant.) Mais le Duc Dorian ici présent m’a convaincue de l’escorter dans les Montagnes Bulgares.
— Dorian ? Le Duc de Köln ? J’ai beaucoup entendu parler de vous, jeune homme. Je suis honoré de vous avoir sous mon toit. (Le prince sourit en serrant la main d’Hawkmoon.) Et votre ami ?
— Un compagnon de route, dit le duc. Son nom vous paraîtra sans doute étrange : Jhary-a-Conel.
Jhary ôta son chapeau dans une révérence élaborée.
— Honneur insigne que de faire la connaissance du prince de Pesht, dit-il.
Le Prince Karl éclata de rire.
— Et privilège pour moi de recevoir tout compagnon du héros de Londra. C’est merveilleux. Vous allez rester quelque temps ?
— Hélas ! jusqu’à demain seulement, dit Hawkmoon. Ce que nous avons à faire dans les Montagnes Bulgares présente un caractère d’urgence.
— De quoi peut-il s’agir ? Même la race légendaire des Géants de la Montagne doit être éteinte à l’heure actuelle.
— N’avez-vous rien dit au prince ? s’étonna Hawkmoon en se tournant vers Katinka van Bak. De cette armée. Je pensais…
— Je n’ai pas voulu l’inquiéter, dit-elle.
— Mais sa ville n’est pas assez loin des Montagnes Bulgares pour être à l’abri d’une incursion ! s’écria Hawkmoon.
— Une incursion ? Qu’est-ce ? Aurions-nous un ennemi derrière les montagnes ?
Le Prince Karl avait changé de visage.
— Des brigands, s’empressa de répondre Katinka van Bak, dardant sur Hawkmoon un regard dur et lourd de sens. Une cité de la taille de Pesht n’a rien à en redouter. Sur un pays défendu comme le tien, Karl, nulle menace ne saurait peser.
— Mais…
Hawkmoon se retint de poursuivre. Katinka van Bak avait à l’évidence un bon motif pour ne pas dire au prince tout ce qu’elle savait. Mais lequel ? Soupçonnait-elle son ancien amant d’être de mèche avec ses ennemis ? En ce cas, pourquoi ne pas l’en avoir averti, lui ? Par ailleurs, il voyait mal ce charmant vieillard saluant à pareille racaille. Le Prince Karl s’était noblement et fort bien battu contre le Ténébreux Empire, ce qui lui avait valu d’en connaître les geôles, même s’il ne s’y était pas vu traité de manière indigne comme la plupart des captifs de haut rang des Seigneurs Animaux.
— Vous devez être las d’une telle chevauchée, dit avec tact le prince dont les serviteurs avaient déjà reçu l’ordre de préparer des chambres pour les invités, n’aspirer qu’à votre lit. Oui, je me suis montré bien égoïste en ne pensant qu’à mon plaisir de te revoir, Katinka, et de rencontrer notre héros. (Il sourit et son bras enveloppa les épaules d’Hawkmoon.) Mais avant votre départ – au petit déjeuner, peut-être – nous pourrions prendre le temps de parler un peu ?
— Sire, dit Hawkmoon, croyez que j’en aurai grand plaisir.
Puis, dans le grand lit d’une chambre confortablement agencée où ronflait dans l’âtre un feu clair, Hawkmoon regarda les ombres jouer sur les riches tapisseries décorant les murs et, encore quelques minutes, ressassa l’inexplicable discrétion de Katinka van Bak avant de sombrer dans un sommeil sans rêves.
Douze hommes en armure auraient pu tenir à l’aise sur le grand traîneau, une fortune être tirée de sa vente, incrusté comme il l’était d’or et de platine, d’ivoire et d’ébène, serti de pierres précieuses, le bois sculpté de ses montants dû au ciseau d’un maître. Hawkmoon et Katinka van Bak n’avaient accepté le cadeau à leur corps défendant que devant l’insistance du prince : « C’est exactement ce dont vous aurez besoin par ce temps. Vos montures n’auront qu’à suivre, et vous les trouverez fraîches à chaque fois qu’elles vous seront indispensables. » Huit hongres noirs y étaient attelés, harnachés de cuir noir et d’argent massif. D’argent aussi les grelots fixés au harnais mais assourdis pour d’évidents motifs.
La neige tombait dru et tenait, prenait en glace et rendait glissantes les routes desservant Pesht, la plus élémentaire logique dictant donc en pareilles circonstances l’emploi du traîneau. On y avait entassé provisions et fourrures, plus une tente rapide à monter, même sous la tempête. S’y trouvaient aussi d’antiques instruments, apparentés aux lances-feu, sur lesquels faire la cuisine. Et il semblait y avoir assez de nourriture pour assurer la subsistance d’une petite armée. Le prince Karl n’avait pas eu recours à une simple formule de politesse en affirmant être ravi de les recevoir.
Jhary-a-Conel ne s’était pas senti pour sa part accepter le traîneau à son corps défendant. Ce fut en riant d’aise qu’il y monta, s’y nicha dans la luxuriance de coûteuses fourrures.
— Rappelez-vous quand vous étiez Urlik, dit-il, s’adressant à Hawkmoon. Urlik Skarsol, Prince des Glaces Australes. Des ours tiraient alors votre attelage !
— Je n’ai pas souvenir d’une telle expérience, rétorqua sèchement le Duc de Köln. J’aimerais pouvoir comprendre ce qui vous pousse à vous obstiner dans cette fiction.
— Ah, parfait, répliqua Jhary, philosophe, peut-être comprendrez-vous plus tard.
Le Prince Karl de Pesht se déplaça personnellement pour assister à leur départ et agita la main en signe d’adieu du haut des impressionnantes murailles de sa ville jusqu’à ce qu’ils fussent hors de vue.
Le superbe traîneau filait à vive allure, et Hawkmoon se demanda pourquoi la vélocité de sa course l’emplissait d’un tel mélange d’allégresse et d’inquiétude. À nouveau, une allusion de Jhary venait de susciter un écho dans sa mémoire. Et pourtant, il tombait sous le sens qu’il n’avait pu être cet « Urlik »… même s’il lui semblait se rappeler avoir une fois rêvé d’un tel nom.
Et maintenant le voyage se plaçait sous le signe de la vitesse, l’obstacle du mauvais temps désormais tourné à leur avantage. Infatigables paraissaient être les huit chevaux couleur de nuit tendus contre les poitrinières du harnais, tirant le traîneau toujours plus avant, toujours plus près des Montagnes Bulgares.
Mais, ne cessant d’étreindre Hawkmoon, cette terrifiante sensation de déjà vécu. L’image d’un carrosse d’argent, ses quatre roues fixées sur des patins, traversant sur sa lancée inexorable une immense plaine de glace. Une autre image, celle d’un vaisseau, mais glissant lui aussi au ras d’une étendue glacée. Et chaque image se référant à un monde distinct, il en avait la certitude… comme celle que ni l’un ni l’autre de ces mondes n’était celui-ci, le sien. Il fit de son mieux pour chasser ces pensées. Elles s’obstinèrent.
S’en ouvrir à Katinka van Bak et à Jhary-a-Conel ? Mais il ne pouvait se résoudre à leur poser les questions, sentant bien que les réponses risquaient de n’être pas à son goût.
Ainsi poursuivirent-ils au sein des neiges tourbillonnantes, puis le terrain se souleva, le relief se fit plus net, et leur vitesse décrut, mais de fort peu.
Ce qu’il voyait du paysage alentour n’offrait toujours à Hawkmoon aucune trace d’incursion récente. Les mains sur les rênes des huit hongres noirs, il en fit la remarque à Katinka van Bak.
La réponse fut brève :
— Pourquoi y en aurait-il ? Je vous ai dit qu’ils ne razziaient que l’autre versant des montagnes.
— Si c’est vrai, il doit y avoir une explication, dit Hawkmoon. Et la trouver nous amènera peut-être à découvrir leur point faible.
Puis les routes se firent si raides que les hongres en vinrent à déraper sur la glace dans leurs efforts pour tirer le traîneau. La neige s’était ralentie et l’après-midi touchait à sa fin. Hawkmoon montra du doigt un alpage en contrebas.
— Laissons-y les bêtes au vert. L’herbage a l’air correct et… regardez… il y a une grotte où ils pourront se loger. Je crains que nous ne puissions faire plus pour eux.
Katinka van Bak acquiesça et, non sans mal, ils firent tourner les chevaux, les ramenèrent le long du sentier jusqu’au pré couvert de neige. Hawkmoon, de sa botte, en dégagea un carré pour montrer l’herbe aux hongres qui n’avaient nul besoin de son aide. Rompus à la rudesse de ces climats, ils eurent tôt fait de gratter à leur tour la neige du sabot et de se mettre à paître. Et le soleil étant déjà bas sur l’horizon, les trois compagnons décidèrent de partager pour la nuit la grotte avec leurs bêtes avant de s’enfoncer dans les montagnes sans autre équipage que leurs seules montures.
— Ce sera tout à notre avantage, dit Hawkmoon, nos ennemis ayant ainsi peu de chances de nous repérer.
— Voilà qui n’est pas faux, dit Katinka van Bak.
— Parallèlement, poursuivit le duc, il nous faut rester sur nos gardes, car nous ne pourrons sans doute les voir avant qu’ils ne s’abattent sur nous. Connaissez-vous la région, Katinka van Bak ?
— Plutôt, lui fut-il répondu.
Elle s’occupait d’allumer le feu dans la grotte que les réchauds fournis par le prince s’étaient révélés impuissants à chauffer.
— C’est qu’on est bien ici, dit Jhary-a-Conel quand montèrent les flammes. Je n’aurais rien contre l’idée d’y passer le restant de l’hiver. Puis, le printemps venu, nous reprendrions notre voyage.
Katinka lui décocha un regard méprisant. Il sourit et, un moment, garda le silence.
Ils menaient à présent leurs chevaux par la bride sous un ciel dur et froid. Hormis quelques mousses atrophiées, les rares miracles rabougris de bouleaux gris et brun, rien ne poussait à cette altitude. Un vent glacé soufflait en permanence et, de temps à autre, des charognards y tournoyaient entre les pics déchiquetés. Nul bruit sinon celui de leur souffle, des pierres qui dévalaient sous leurs pas incertains, des sabots des chevaux claquant sur le roc. La beauté des paysages qu’ils découvraient de ces sentiers de haute montagne était extrême mais aussi leur désolation. C’était mort. C’était froid. Maints voyageurs devaient y avoir, à la mauvaise saison, rencontré la Camarde.
Hawkmoon portait une épaisse cape de fourrure par-dessus son manteau de cuir doublé de laine. Être en sueur sous ces strates vestimentaires n’empêchait pas que la peur de geler sur place le retînt d’en ôter même une seule. Ses deux compagnons disparaissaient aussi sous les fourrures : capuchons, gants et bottes tout autant que manteaux. Et leur progression s’avérait presque exclusivement ascendante, les chemins ne s’infléchissant qu’à de rares détours en déclive, et pour n’en reprendre que mieux leur essor au détour suivant.
Mais, pour mortelle que fût leur splendeur, ces montagnes n’en semblaient pas moins paisibles. Devant leurs vallées qu’imprégnait une atmosphère immensément sereine, Hawkmoon avait peine à croire qu’une vaste armée de brigands pût s’y cacher. Rien ne trahissait qu’on eût envahi ces lieux. Il avait même l’impression d’être parmi les premières créatures humaines à s’y aventurer. Et, si difficile que fût la marche, si exténuante, il se sentait plus détendu qu’il ne l’avait jamais été depuis son enfance à Köln, du temps où le vieux duc, son père, régnait encore. Comme à l’époque, ses responsabilités se trouvaient réduites au minimum : rester en vie.
Enfin, ils atteignirent un sentier légèrement plus large où Hawkmoon aurait eu la place de s’étirer, l’eût-il voulu. Et ce sentier s’acheva brutalement sur la béante et noire entrée d’une caverne.
— Qu’est-ce ? s’étonna-t-il auprès de Katinka van Bak. Il semble que nous soyons dans un cul-de-sac. À moins qu’il ne s’agisse d’un tunnel.
— C’est un tunnel, dit-elle.
— Et une fois que nous serons à l’autre bout, nous restera-t-il long à couvrir ?
Il s’adossa juste au bord de la bouche d’ombre.
— Ça dépend, répondit mystérieusement Katinka van Bak, sans paraître avoir l’intention d’en dire plus.
Hawkmoon était trop las pour lui demander des précisions. S’arrachant à la paroi, il se laissa entraîner par le poids de son corps et plongea dans le tunnel, tirant son cheval derrière lui, heureux qu’au bout d’une dizaine de pas la neige cessât de retenir ses bottes. Une douce température régnait à l’intérieur de la vaste caverne, et il y flottait une odeur. Presque celle du printemps. Il en fit la remarque à ses compagnons, mais, l’un comme l’autre affirmant ne rien sentir, il se demanda s’il ne s’agissait pas de quelque parfum resté prisonnier de sa grosse fourrure. Le sol de la grotte s’aplanit et marcher devint nettement plus facile.
— J’ai vraiment du mal à croire, dit-il, que cet endroit puisse être naturel. C’est une des merveilles du monde.
Puis cela fit une bonne heure qu’ils avançaient dans le tunnel et n’en avaient toujours pas vu la fin. La nervosité gagna Hawkmoon.
— Il est impossible que ce soit naturel, répéta-t-il. (Ses mains gantées coururent sur les parois mais sans y trouver trace d’outils dont on se fût servi pour les tailler. Il se tourna vers les autres et, dans la pénombre, crut déceler des expressions singulières sur ces deux visages.) Qu’en pensez-vous ? Dites, Katinka van Bak, vous qui connaissez cet endroit, en est-il fait mention quelque part ? Dans des légendes ?
— Parfois, reconnut-elle. Allez, Hawkmoon. Nous n’allons plus tarder à déboucher de l’autre côté.
— Mais où est-ce, l’autre côté ? (Il acheva son demi-tour pour leur faire face. Le globe à feu dans sa main brûlait d’un éclat terne, baignant ses traits d’une rougeur démoniaque.) Au beau milieu du camp des Seigneurs Animaux ? Travaillez-vous tous deux pour mon vieil adversaire, le Ténébreux Empire ? Est-ce un piège ? Vous ne m’en avez dit assez ni l’un ni l’autre !
— Nous ne sommes pas à la solde de vos ennemis, lui assura Katinka van Bak. Continuez, Hawkmoon, je vous en prie. Ou dois-je ouvrir la marche ?
Elle fit un pas en avant.
Involontairement, Hawkmoon porta la main à sa lampe, rejetant pour ce faire en arrière son ample cape de fourrure.
— Non. J’ai confiance en vous, Katinka van Bak, alors qu’en moi tout me dit pourtant qu’il s’agit d’un traquenard. Comment est-ce possible ?
— Il vous faut continuer, Messire Champion ! dit tranquillement Jhary-a-Conel. (Il caressait le petit chat noir et blanc qui était sorti de son pourpoint.) Il le faut.
— Champion ? Champion de quoi ? (Sa main restait crispée sur la poignée de son épée.) De quoi ?
— Champion Éternel, répondit Jhary-a-Conel de cette même voix calme. Soldat du Destin…
— Non ! (Des mots qui n’avaient aucun sens mais qu’il ne pouvait supporter d’entendre.) Non !
Il se prit la tête entre ses mains gantées.
Ses deux amis se ruèrent alors sur lui.
Sa force d’avant le temps de sa folie ne lui était toujours pas revenue et l’ascension l’avait épuisé. Il résista jusqu’au moment où il sentit la dague de Katinka van Bak lui picoter l’œil, la voix de la guerrière pressante à son oreille :
— Vous tuer serait la manière la plus simple d’atteindre notre objectif, Hawkmoon, mais certes pas la plus correcte. Et puis, je répugne à vous couper de ce corps où vous allez peut-être vouloir retourner. Donc, je ne vous tue que si vous m’acculez à ne pouvoir faire autrement. Compris ?
— Je comprends que c’est là perfidie, s’écria-t-il, farouche, toujours tendu sous leur étreinte, testant ses forces. Et je croyais sentir l’odeur du printemps ! C’était celle de la traîtrise, de félons qui se faisaient passer pour des amis !
L’un d’eux éteignit le globe à feu. Tous trois restèrent debout dans le noir et Hawkmoon entendit l’écho reprendre ses mots.
— Où sommes-nous ? (Il sentit à nouveau la pointe de la dague sur sa cornée.) Que me faites-vous ?
— Pas moyen de faire autrement, dit Katinka van Bak. Pas moyen, Champion.
C’était la première fois qu’elle l’appelait ainsi, qu’elle lui donnait ce titre dont Jhary-a-Conel usait et abusait.
— Où sommes-nous ? répéta-t-il. Quel est cet endroit ?
— J’aimerais le savoir, dit Katinka van Bak.
Il y avait de la tristesse dans sa voix.
Puis à l’évidence elle lui assena son gantelet de métal sur l’arrière du crâne. Il sentit le coup, devina l’intention. La crut en échec un moment : il ne perdait pas conscience. S’aperçut alors qu’il était à genoux.
Découvrit ensuite que son corps semblait s’éloigner de lui, sombrer dans les ténèbres de la caverne.
Puis ne douta plus que le coup eût en fin de compte atteint son but.